Nationalité: étrangère

«L'INGRATE VENUE D'AILLEURS» Irena Brežná brosse un portrait au vitriol de la Suisse policée des années 1970 vue à travers le regard d’une jeune émigrée de l’Est. De la confrontation violente à une liberté reconquise.

 

La révolte sourd de ces pages, une colère sèche et lapidaire: celle de la narratrice, qui a dû fuir adolescente une dictature communiste avec sa famille et arrive dans la Suisse riche et démocratique des années 1970. D’emblée, on écorche son nom, on la regarde avec pitié. «Désormais, nous étions censés vivre démocratiquement et sans humour», comprend-elle. ­­La suite confirmera son intuition. Tout l’étouffe dans ce pays idéal et policé: son matérialisme, sa politesse oppressante, son attitude paternaliste envers les réfugiés, dont on attend qu’ils s’intègrent sans faire de vagues, la condition subalterne des femmes. Elle n’aura de cesse de marquer sa différence et de marteler son refus. Dans des lignes rythmées par l’exaspération et la douleur, caustiques et cruelles, Irena Brežná fait résonner la voix de cette jeune femme qui, au terme d’un parcours ardu, fera de sa condition d’étrangère une patrie et se forgera une identité ouverte, multiple, libérée des définitions réductrices. Elle-même née à Bratislava, en Slovaquie, en 1950, l’auteure est arrivée en Suisse en 1968 et réside à Bâle. Journaliste, elle a reçu plusieurs récompenses pour ses articles et reportages, et l’un des Prix fédéraux de littérature 2012 pour L’Ingrate venue d’ailleurs, qui détaille sans complaisance le point de vue d’une étrangère sur la petite Suisse modèle.

CHOC DE DEUX MONDES

Irena Brežná restitue à merveille le sentiment d’asphyxie de la narratrice, convaincue que son nouveau pays l’empêche de vivre à sa manière. Elle a fui une dictature mais se retrouve sous la surveillance des voisins, dans un monde bardé de règlements où la liberté d’opinion est inscrite dans la loi. Ici la modestie est la «tenue d’apparat», il ne faut pas élever la voix – «les fusibles sautaient rarement, sauf ceux du corps, et de l’âme» –, on respecte sa parole, on meurt discrètement, les femmes restent aux fourneaux et font des enfants qu’on éduque à coup de «s’il te plaît, arrête!» Se dessine ainsi le tableau d’une société engoncée dans ses bonnes manières, paralysée par une obligeance qui tient lieu de relation. «‘S’il-vous-plaît-merci’ me rendait triste, c’était comme une cloison dressée entre nous. Quand on se blottit les uns contre les autres, il n’y a plus de place pour les formules de politesse. Elles ne peuvent se déployer que dans le vide formel.» Alors, avec son amie Mara, elle provoque, embrase, dépasse les bornes, emprunte des chemins sans issue.

La prose rapide d’Irena Brežná, ses phrases brèves et acérées, font écho à l’angoisse de la jeune femme et renvoient dos à dos deux mondes, deux langues, deux sensibilités, dans un choc irréconciliable. La révolte s’exprime ici la plupart du temps par un «on», signe d’un collectif qui se définit en opposition aux Suisses dans des séquences à l’imparfait, temps de la répétition et du général. A ce passé, qui relate le difficile passage à l’âge adulte, Irena Brežná juxtapose en italiques et au présent des récits de migrants rencontrés par la narratrice, devenue interprète pour les autorités – médecins, psychiatres, avocats. Autant de vies brisées, d’espoirs fragiles, de récits bouleversants dont elle est censée se tenir à distance.

Mais les migrants lui tendent un miroir, à la croisée des cultures. Devenue passeuse entre deux langues, elle opère un va-et-vient qui crée de l’espace et tissera peu à peu les fils d’une relation apaisée avec son pays d’accueil. La langue joue ici un rôle à fois structurant et libérateur. Par le biais de la traduction, mais aussi par son choix d’habiter une langue étrangère. En Suisse alémanique, le dialecte identifie ceux qui appartiennent au «clan», dont elle s’exclut pour viser l’allemand: «Défendre chaque jour la forteresse de mon identité verbale était épuisant. Mais c’est dans cette vaste et pure solitude que prospéra mon bon allemand.» Entre les idiomes, par-delà les frontières, elle tracera les contours d’un soi nouveau fait d’un patchwork de «multiples facettes venues d’ailleurs».

UNE IDENTITE EN MOUVEMENT

Percutant, irrévérencieux, L’Ingrate venue d’ailleurs renverse les points de vue, ébranle les barrières et les certitudes, et transforme le bruit et la fureur en acceptation sereine d’une différence qui ne menace plus l’identité. «J’avais vécu dans un cachot que je m’étais fabriqué avec de fausses attentes. Ayant grandi dans un cercle, j’étais incapable d’apprécier le carré et toute la diversité géométrique avec», conclut l’héroïne, qui revendique alors le prénom d’Emigrazia. Un mot qui incarne son droit d’être étrangère comme une «façon d’être au monde» – une façon bigarrée, en mouvement, polyphonique, ouverte et finalement libre. 

Irena Brežná, L’Ingrate venue d’ailleurs, tr. de l’allemand par Ursula Gaillard, Ed. d’en bas, 2014, 117 pp.

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