Attention, lecture interdite!

«L’INFINI LIVRE» Noëlle Revaz égratigne le monde littéraire et des médias dans son troisième roman, une utopie sombre aux accents orwelliens et à l’ironie grinçante.

 

Dans le monde de Jenna Fortuni et Joanna Fortaggi, deux auteures à succès, les livres «paraissent». Sur des plateaux TV où les écrivains côtoient des stars et des acteurs, on disserte longuement sur la couleur et la brillance de leur couverture, sur la qualité du papier, la taille et la forme des caractères, la tranche du volume, son épaisseur, son satiné. Mais ces livres, on ne les ouvre pas – ce serait un acte gênant, ridicule et dangereusement subversif. Non seulement il est interdit de les lire, mais personne ne songerait même à les écrire: ce sont des algorithmes qui se chargent de les composer, en compilant des textes hétéroclites.

Dans L’Infini livre, Noëlle Revaz pousse à l’extrême, avec une cinglante ironie, le portrait d’une société superficielle et hypermédiatisée: féroce critique des médias et du milieu littéraire, le troisième roman de l’auteure valaisanne prend des accents orwelliens pour dépeindre un univers en deux dimensions, où l’être humain est privé de for intérieur et tributaire d’une série de normes absurdes. Après le rude parler paysan de Rapport aux bêtes, après les lettres amoureuses d’Efina (Gallimard 2002 et 2009), elle invente à nouveau une langue et un style en accord avec son propos. Ici ses phrases sont brèves, factuelles, et sa sombre utopie se conjugue à l’imparfait. Temps de la répétition et de la description, il porte l’intrigue d’un bout à l’autre – une gageure – et instaure une distance fondamentale avec les personnages, reflet de leur impossible accès à eux-mêmes.

DES ENFANTS-AUTOCOLLANTS

L’Infini livre s’ouvre par l’«apparition» du troisième ouvrage de Jenna Fortuni. Comme sa consœur, elle  partage son quotidien entre émissions télé et vie familiale. Si elle n’a pas eu d’enfants avec son mari (un écrivain célèbre dont elle n’a bien sûr jamais ouvert les livres), des autocollants les remplacent avantageusement: «Ils avaient réglé le problème en collant des stickers à deux fenêtres de leur appartement. Ainsi les automobilistes avaient-ils l’impression, en passant devant chez eux, d’une présence enfantine dans la maison.» Progéniture imaginaire, Jack et Pam sont d’ailleurs régulièrement l’objet des questions des animateurs, tout comme les trois enfants bien réels de Joanna – l’aîné lit encore, à son grand désarroi.

L’auteure fait preuve d’une folle fantaisie pour donner vie à un monde simplifié jusqu’à l’étrangeté. La musique n’y est plus composée mais vient d’une matrice centrale, sorte d’outre «grise et calme»; les amis sont virtuels, on communique avec eux par (mauvais) traducteur électronique interposé, ou on les invite en les choisissant sur catalogue.

TOUTE-PUISSANCE DU MOT

Autre trouvaille réjouissante: les recherches scientifiques mènent à une nouvelle façon de converser. «On se trouvait désormais presque en mesure de saisir en une fraction de seconde toute l’essence, la complexité, la profondeur, l’envergure, la portée et l’impact d’un seul mot.» Conséquence: les mots sont devenus si puissants qu’il faut les manier avec précaution. Sur les plateaux TV, une mode éphémère voit chacun lancer verbes à l’infinitif et substantifs, repris et projetés en couleur pour compenser la maigreur des conversations: «L’animateur terminait en lâchant le mot fameux et superpuissant: Consécration. (...) L’auteur débutant ne se laissait pas démonter. Il répondait: Surprise. Bonheur. Modestie. Reconnaissance, le tout en conservant une expression à peu près normale.»

Les présentateurs adorent aussi comparer les titres et les auteurs entre eux, ce qui agace profondément les rivales Jenna Fortuni et Joanna Fortaggi, «les deux ailes d’un beau papillon», selon un critique. Il est vrai que leurs noms et prénoms sont proches, tout comme le moment de l’apparition de leurs livres ou la couleur de leurs vêtements... Au point où leur éditeur crée l’événement en faisant apparaître un ouvrage signé Joeanna Fortunaggi, leurs deux visages se fondant l’un dans l’autre en couverture.

L’INTÉRIEUR DES LIVRES

Ce monde glacé bascule quand Joanna se décide à ouvrir l’un de ses romans. Consternée par cet «agglomérat de mots indistincts», elle alerte son ancienne rivale. Elles découvriront ensemble l’intérieur des livres, puis l’écriture...

Difficile de s’identifier à ces personnages sans épaisseur, de vibrer avec ce monde factice. Noëlle Revaz réussit ainsi à nous faire ressentir cet absolu éloignement de soi et l’inanité d’un certain jeu social. Et à la toute fin de L’Infini livre, quand on change soudain de temps verbal, c’est toute la vie et son mouvement qui affluent, en même temps qu’une présence enfin retrouvée.

Noëlle Revaz, L'Infini livre, 2014, Ed. Zoé.

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