Au cœur des ténèbres

«LA VIE VOLEE DE JUN DO» Entre fable kafkaïenne et mélancolie existentielle, Adam Johnson ouvre une fenêtre sur le quotidien de la Corée du Nord au fil des aventures de Jun Do, pion du régime puis héros tragique.

 

C’est un monde violent, paranoïaque et corrompu, où la vie des citoyens est contrôlée de la naissance à la mort par un pouvoir totalitaire qui se glisse dans tous les interstices de l’intimité – sauf les rêves. Fermée, mystérieuse, la Corée du Nord intrigue, son régime ubuesque fait frémir. Comment vit-on dans une société qui n’a rien à envier aux romans d’Orwell? Quelle liberté intérieure, quelles formes de résistance, quelles émotions? La fiction est peut-être aujourd’hui la meilleure façon de s’en faire une idée, qui nous permet de ressentir, avec ses protagonistes, ce quotidien aliéné. C’est en tous cas ce que réussit Adam Johnson dans La Vie volée de Jun Do, immersion au cœur d’un délire brutal si familier pour ses millions de victimes.

L’auteur américain est parti enquêter dans ce «pays interdit», nous dit l’éditeur. Il a également lu des témoignages de Nord-Coréens qui ont réussi à fuir. Mais on n’en saura pas davantage, et il est difficile de démêler la réalité de la fiction ou de l’exagération, dans ce roman ambitieux qui lui a valu le Prix Pulitzer 2013. D’autant que cet univers totalitaire, véritablement kafkaïen, confine souvent à une telle absurdité qu’il en devient surréaliste. Mais quel que soit le degré de réalité de la terreur d’Etat qu’il décrit, Adam Johnson nous en donne une idée viscérale, émotionnelle, à travers l’évolution de Jun Do qui en est d’abord acteur puis victime. Enfin, il aborde avec finesse, au fil des péripéties, l’imbrication entre propagande, pouvoir d’Etat, identité et liberté.

LES VOIX D'AILLEURS

Jun Do évoque l’anglais John Doe, qui désigne «Monsieur Tout-le-monde» ou une personne non identifiée: il est à la fois citoyen lambda et homme manquant, absent à lui-même et à sa propre vie. C’est qu’il est un pion, manipulé et déplacé par la main invisible de l’Etat, et si ses aventures sont picaresques, ce n’est pas lui qui en tire les ficelles. La Vie volée de Jun Do s’ouvre donc par sa biographie, dans une veine réaliste qui s’attache à son existence faite d’obscurité, de violence et de solitude. Orphelin – même s’il est sûr du contraire –, envoyé à l’armée à 14 ans, en pleine famine, pour être formé au combat à l’aveugle dans les sombres tunnels sous la zone démilitarisée, il sera plus tard forcé de kidnapper des citoyens japonais (notamment une cantatrice convoitée par l’un des cadres du régime) puis, après avoir appris l’anglais, devra espionner les transmissions radio nocturnes planqué dans la cale d’un bateau de pêche. Là, au milieu de l’océan, il écoute les voix d’ailleurs et se sent presque libre, fasciné par ces histoires authentiques et par la spontanéité des échanges.

Il sera ensuite «héros de la nation», puis envoyé en mission diplomatique au Texas. Dans le ranch du sénateur, il découvre un autre monde qui nourrit un peu plus ses questionnements. Sauf qu’à son retour, il est convoyé vers les mines pénitentiaires, d’où l’on ne revient pas. Et Adam Johnson de décrire l’insoutenable réalité du camp, qui dépossède les êtres de leur humanité. Un exemple: le seul rôle de l’infirmerie est d’opérer des transfusions fatales, vidant de leur sang les prisonniers affaiblis, donc inutiles. Là s’arrête la «Biographie de Jun Do».

On le retrouve en héros tragique dans la seconde partie du roman. Non seulement il a survécu à l’enfer, mais il en est sorti sous une autre identité, celle du commandant Ga, cruel ministre des mines pénitentiaires et mari de l’actrice nationale Sun Moon dont le doux visage est tatoué sur le torse de Jun Do. Comment est-ce possible? Pourquoi le retrouve-t-on aux mains d’inquisiteurs, accusé d’avoir tué l’actrice et ses enfants? Le puzzle se reconstruit peu à peu dans ces «Confessions du commandant Ga», qui ancrent le récit dans une dimension plus fabuleuse. Trois narrateurs le portent: celui de la première partie, qui raconte l’histoire à la troisième personne; un inquisiteur chargé d’interroger Ga, à la première personne; enfin, les haut-parleurs omniprésents dans la rue et les foyers, qui diffusent «la meilleure histoire nord-coréenne de l’année», celle de Ga et Sun Moon revisitée par la propagande.

REALISER SON REVE  

La figure de l’inquisiteur surgit ici comme un avatar de l’écrivain, lui qui confesse ses «sujets» et recueille leurs biographies dans une «bibliothèque privée». Il croit en sa mission qui est de garder une trace de la vérité des existences, en contraste avec les méthodes de torture ultraviolentes de ses collèges et rivaux les Pyuboks. Mais il ne remet pas pour autant le système en question: «Si je prenais le temps d’apprendre tout sur eux, si je faisais un rapport, alors ce qui leur arrivait par la suite ne me posait pas de problèmes.» Et la suite, c’est l’effacement de l’identité par électrochocs – sa spécialité –, les camps ou l’exécution publique. L’inquisiteur souligne l’importance des histoires dans une phrase qui résume aussi la logique totalitaire: «Pour nous, l’histoire est plus importante que l’individu. Si un homme et son histoire sont en conflit, c’est l’homme qui doit changer.»

De fait, l’Etat despotique a le monopole des récits, c’est lui qui distribue les rôles (le «Cher Dirigeant» Kim Jong-il écrit aussi les scénarios de Sun Moon...). Les héros sont ceux dont l’histoire corrobore la propagande et l’identité est subordonnée à ce qu’attend l’Etat: le moindre écart conduit son auteur et ses proches à la mort. Enfin, le lavage de cerveau officiel crée au jour le jour une fable bien éloignée des horreurs vécues, où le Cher Dirigeant est amour et bienveillance et la menace américaine omniprésente. Dans la réalité, finement distillée par Adam Johnson au fil de l’action, règnent la terreur et les privations.

Impossible d’évoquer toutes les facettes de La Vie volée de Jun Do, qui mêle dans un crescendo irrésistible le grotesque et le drame, la satire et la mélancolie. Sans en dévoiler trop, disons simplement qu’en devenant le commandant Ga, le héros fait un pas décisif: c’est lui qui choisit d’endosser cette nouvelle identité, de réaliser son rêve, risquant tout pour une vie qui vaille la peine d’être vécue. L’intrigue se révèle aussi une ode à l’amour, vu ici comme force subversive, affirmation du désir et de l’individu. Dans un tel contexte, il s’avèrera sacrifice librement consenti – Ga a vu Casablanca. Et c’est quand le héros n’a plus rien à perdre que sa peur s’évanouit, et qu’il éprouve enfin la sensation grisante de commander à son destin. La liberté est existentielle avant d’être politique, semble nous dire Adam Johnson dans  ce roman-fleuve palpitant.

 

Adam Johnson, La Vie volée de Jun Do, tr. de l’américain par Antoine Cazé, Ed. de l’Olivier, 2014, 614 pp.

http://www.lecourrier.ch/123930/au_coeur_des_tenebres