Fabuleuses réverbérations

MARCEL MIRACLE Trois hommes échouent dans le désert après le crash de leur avion. En textes et dessins, «Nuit d’émeute sur la piste» s’accroche au ciel, au rêve et au sable pour raconter leur quête.

 

Entrer dans l’univers de Marcel Miracle, c’est accepter de fouler un monde imprégné de mystère où se tissent d’étranges correspondances, où tout finit par devenir signe. On se souvient du fantastique Visions de Thamühl (2008), qui dépeignait la vie de cette cité chimérique, ou des dessins incandescents du Petit manuel de minéralogie prophétique (2012), écrit dans la «palpitation minérale de l’été saharien». Etabli à Lausanne, l’auteur-dessinateur passe en effet plusieurs mois par an dans le Grand Erg oriental, qui prête son immensité nue à son dernier livre, le très beau Nuit d’émeute sur la piste. Prose, poèmes et dessins dialoguent ici pour former les  contours d’une géographie imaginaire aussi délicate et mouvante que des traces sur le sable, où se marient les différents règnes naturels mais aussi l’intime et le ciel, les pierres et les étoiles.

L’histoire débute comme un film de série B, par un crash d’avion dans le désert. Stan, Malcolm et l’Anguille, «déjà usés par pas mal de débauches et de missions plutôt sordides», se retrouvent seuls parmi les caisses éventrées de la cargaison. Ils installent un campement de fortune. Leur quotidien se déroule d’abord entre paris et soirées enivrées; ils reçoivent les visites de serpents, d’oiseaux et de Laure la grenouille jaune, et construisent bientôt un train, posé sur des rails fantômes, pour rejoindre des contrées fantasmées et y rencontrer des femmes. Chacun voyagera à tour de rôle, se confrontant à ses peurs, ses rêves et son passé.

«TAGUE PAR DES INVERTEBRES»

Le monde qui les entoure est chargé d’énigmes. Ainsi de cette pierre d’obsidienne dont les bulles sont l’exact miroir des constellations de l’hémisphère nord en hiver – sauf une... Autre mystère «total, pathétique, hallucinant et blasphématoire»: quand ils peignent un poème de Stan sur l’un des wagons de bois, ils le retrouvent quelques jours plus tard gravé sur le deuxième wagon, apparemment par une larve ou un insecte. «Notre train était en quelque sorte tagué par des invertébrés.» Seule conclusion: «Ce monde où nous avions échoué nous auscultait et vibrait avec nous.»

C’est Malcolm qui rompra ce lien entre les êtres et les choses. «Son éducation rationnelle lui criait l’impossibilité de la direction prise par le groupe: l’invisible, le rêve, l’attente, le factice, l’inexpliqué, l’inexplicable.» Aussi, quand il voit en transparence l’os rouge de la tête d’une vipère, venin mortel qui trace les lettres AUM, il comprend qu’il doit mettre un terme à leur délire. Il accomplira son destin lors d’une «nuit d’émeute» provoquée par l’ivresse.

La trame narrative est complétée par un «Lexique de l’émeute», poétique glossaire d’un monde extraordinaire, et par des poèmes tracés à la main. Enfin, Nuit d’émeute sur la piste se conclut par la prise de parole des trois hommes dans de longs poèmes limpides, qui disent en images fulgurantes leur rencontre, leur départ et leur fin.

Si Marcel Miracle désigne ses personnages par la troisième personne, le «nous» qui surgit par moments intègre au récit un narrateur énigmatique – s’il n’est aucun des rescapés, qui est-il et pourquoi ce pronom collectif? Les trois hommes sont de fait autant de facettes de l’auteur. L’Anguille dessine et réalise des collages, Stan écrit et connaît «les poèmes / inouïs les sons les plus fous / les légendes oubliées»; quant à Malcolm, il installe une ménagerie dans la queue de l’avion, «foutoir incroyable d’animaux morts ou vivants, de minéraux et de végétaux», «os, squelettes, peaux séchées, crânes, insectes, coquilles, oiseaux en cage ou apprivoisés, varan en laisse...» La liste se prolonge et on pense à Marcel Miracle, cueilleur de pierres, d’écorces et d’objets divers glanés dans ses errances urbaines ou sahariennes. Malcolm fait par ailleurs écho au Malcolm de Chazal de Sens magique, aphorismes éclatants où le poète et peintre mauricien cultive l’art du délire sacré, tandis que Stan évoque Stanislas Rodanski, autre grand auteur associé au surréalisme lu et relu par Miracle.

DECHIFFRER L'INVISIBLE

Enfin les trois personnages de Nuit d’émeute matérialisent aussi des dimensions philosophiques: «J’ai voulu que chacun incarne une des modalités du principe de raison suffisante selon Schopenhauer», nous dit l’auteur. L’Anguille représente l’espace, Stan le temps et Malcolm la causalité, soit le lien entre espace et temps. «Malcolm a voulu rompre ce lien en provoquant la mort, qui n’est elle-même qu’une illusion. L’être en soi cher au philosophe apparaît ici de manière mystérieuse, par une main invisible, donc indestructible, qui trace... Mais tout cela n’est bien sûr que de la poésie», ajoute-t-il aussitôt.

Nul besoin en effet de ces références pour se laisser enchanter par Nuit d’émeute sur la piste. Miracle construit un univers saturé de liens secrets où l’on joue à repérer des motifs, à lire les arcanes et déchiffrer l’invisible, le tout ébauchant au fil des pages une mystique aussi visuelle que ludique. La ligne sobre des dessins en noir et blanc, leurs symboles récurrents, leurs personnages stylisés, forment par ailleurs un vocabulaire graphique dans lequel on navigue aisément tandis que le texte, insolite, donne vie au monde magique créé par les protagonistes. En enfant émerveillé ou en philosophe, peu importe, on se laisse glisser avec bonheur dans ces voyages imaginaires.

 

Marcel Miracle, Nuit d’émeute sur la piste, Coll. Re: Pacific, Ed. art&fiction, 2014.

 

Lire notre portrait de Marcel Miracle sur www.lecourrier.ch/marcel_miracle_magicien_d_encre ou dans la rubrique "Portraits" de ce site.

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