Un homme simple

Elle écrit sa terre austère, balayée par les vents, peuplée de paysans taiseux et de fermes isolées; depuis son exil parisien, elle revient sans cesse à ce Cantal de l’enfance, origine de tous ses romans, source d’une écriture sèche et précise. En cette rentrée, c’est un nouveau joyau de sobriété et de concision que livre Marie-Hélène Lafon avec Joseph, l’un des cinq finalistes du Prix Femina – l’auteure est par ailleurs en Suisse romande la semaine prochaine pour deux rencontres. (1)

Joseph, c’est un ouvrier agricole d’une ferme cantalienne, un «doux», solitaire et silencieux, qui va sur ses soixante ans. Il s’est déjà inscrit à la maison de retraite et, pour l’heure, vit chez ses derniers employeurs, de braves gens qui l’accueillent le soir à leur table. «Un patron comme celui-là allait bien pour se finir, c’était mieux que dans d’autres endroits où on était regardé de travers.» Joseph sait se faire oublier – son statut ne lui donne pas voix au chapitre –, mais rien ne lui échappe. Spectateur de la vie des autres, témoin qui reste dans la marge et observe sans juger, il n’existe que par ses gestes, son corps – le roman s’ouvre d’ailleurs par la description de ses mains. A force de regarder, il porte en lui un monde et n’a rien oublié, ni les hommes ni les bêtes, ni les dates ni les durées – il était bon avec les chiffres, à l’école. Alors, quand il se retrouve seul le soir, quand il est occupé à l’étable, il se souvient.

Les fermes d’avant et les différents patrons, les chiens qu’il a connus, l’enfance, les départs et les morts, c’est toute la mémoire de la région qui défile dans sa tête à côté d’épisodes plus intimes: Sylvie, qu’il a aimée et qui l’a quitté, sa plongée dans l’alcool, fléau des campagnes qui a fait un «grand trou dans sa vie», les cures et l’écoute d’une jeune psychologue, la vie avec sa mère, enfin, partie rejoindre son fils Michel qui a ouvert un commerce loin d’ici. Au fil de ses souvenirs surgit aussi un monde agricole en pleine mutation, dont les valeurs s’écroulent au profit de la «modernité» des banques et de la technologie. Un monde où il devient difficile de tourner et de «faire maison», les femmes étudiant et voulant travailler à l’extérieur – mais qui s’occupera alors du jardin, des lapins, des poules et des fromages?

Joseph, qui «a appris à se méfier des gens que les bêtes craignaient», reste concentré sur ses tâches et respectueux, ne dérange ni ne prend parti. C’est à cet homme sans mots que Marie-Hélène Lafon prête une voix, une parole qui ne le trahit pas, la sobriété de son «écriture à l’os» devenant poésie et reflétant le monde de Joseph. Le récit s’écoule, fluide et limpide, en blocs de texte sans paragraphes – cinq au total, en référence aux cinq parties d’Un Cœur simple qui forme son sous-texte. Ainsi, comme dans la nouvelle de Flaubert, la mère de Joseph se nomme Félicité et a pour patronne une Madame Aubain. Quant à l’ouvrier agricole au prénom d’homme sage et de charpentier, il est l’équivalent masculin de la dévouée servante. C’est de vies simples qu’il s’agit, et Marie-Hélène Lafon donne à ce mutique héros d’un monde révolu, âpre et laborieux, une humilité et une patience bouleversantes.

 

MARIE-HELENE LAFON, JOSEPH, ED. BUCHET-CHASTEL, 2014, 140 PP.

1. Ve 31 octobre à 19h, Album en balade, spectacle de la compagnie L’Aire du jeu ­autour des textes de Marie Hélène Lafon extraits d’Album et Liturgie. En présence de l’auteure. Fondation Jan Michalski, En Bois-Désert, Montricher (VD), entrée libre,­ rés: reservation@fondation-janmichalski Sa 1er novembre à 11h, entretien avec Marie-Hélène Lafon animé par le professeur Jean Kaempfer, lecture puis brunch. Librairie Le Rameau d’or, 17 bd Georges-Favon, Genève.

 http://www.lecourrier.ch/124866/un_homme_simple