La vie est ailleurs

Ironie cinglante et tendre empathie: ce mélange détonant caractérise les neuf nouvelles de Julien Bouissoux, Une autre vie parfaite. Né en Auvergne et établi en Suisse depuis plusieurs années, l’auteur saisit ses personnages à des moments de rupture. Son écriture efficace et sensible donne intensité et nuances à ces instants flottants, à ces mini-drames qui jamais ne font de vagues mais révèlent un malaise ancien. La vie parfaite, c’est toujours l’autre, ou peut-être le passé.

L’ennui et la solitude se fraient un chemin au cœur des couples et des familles, le travail est aliénant: le présent, on a plutôt envie de le fuir. Dans «Un Homme à la mer», le protagoniste se lance à l’eau pour rattraper un ballon mais ne s’arrête pas... Ailleurs, ce sont les jeux vidéo qui font écran entre soi et la douleur. Le protagoniste de «Robert Lamoureux est mort» passe ses soirées devant sa console; quand sa femme lui annonce la mort de l’acteur et réalisateur, il est traversé d’une nostalgie déchirante. «Combien de fois ça doit mourir, l’enfance?» Il y a aussi ces deux frères que des kilomètres séparent et qui se retrouvent dans le jeu de guerre Port Arica. «Son pseudonyme a quitté la partie. Je reste seul, immortel et désœuvré.» Même exil intérieur dans «Ma prunelle», où une femme adule un ancien camarade de classe devenu star: cette adoration remplit sa vie. Ou dans «Faut qu’on discute», où un couple au bord de la rupture dîne chez des amis: on suit la soirée à travers le regard du narrateur, aussi drôle et cynique que désespéré.

«Janvier» va plus loin: on éprouve ici le vertige d’un isolement absolu. Employé modèle, Janvier vient tous les jours à son bureau, situé au fond d’une impasse, alors que son entreprise l’a oublié. Le téléphone se tait, il ne reçoit plus de dossiers depuis six mois, mais il allume son ordinateur, arrose la plante verte, prend sa pause à midi. Un jour, il commence à écrire des poèmes. Et se découvre des idées buissonnières...

Notons enfin que la trame de «Janvier» est au cœur d’un projet de roman qui a valu à Julien Bouissoux le Prix FEMS 2014 de la Fondation Edouard et Maurice Sandoz: cette bourse de 100 000 francs est remise chaque année à un artiste de différents domaines, qui s’engage à mener son projet à terme dans un délai d’une année. Coscénariste du film Les Grandes Ondes (à l’ouest) de Lionel Baier et auteur de plusieurs romans, dont Juste Avant la Frontière (Prix Grand-Chosier 2004) ou Voyager léger (2008), Julien Bouissoux saura sans doute honorer ce contrat. Car on attend toujours les œuvres littéraires des lauréats de 2006 et 2010...

 

JULIEN BOUISSOUX, UNE AUTRE VIE PARFAITE, ED. L’AGE D’HOMME, 2014, 110 PP.

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