Poétique du déracinement

SUISSE Une jeune Italienne vient enseigner en Argovie dans les années 1970. Premier roman d’Anna Felder à être traduit en français, «Le Ciel est beau ici aussi» captive par sa langue et ses images singulières.

 

La pluie vient de cesser. Sous un ciel noir zébré de déchirures claires, la boue se mêle à l’eau de la rivière. Prenant garde à ne pas glisser, les amoureux marchent «sans arriver à nulle part, sautant d’un caillou à un autre, lui d’abord et moi ensuite sur le même caillou, et nous restions en équilibre sur un pied pour mesurer l’écart du prochain pas entre là où il pleut et là où il ne pleut pas» – en italien, «tra dove piove e non piove», et c’est ce moment de grâce qui donnera son titre au premier roman d’Anna Felder. Paru en 1972, il est aujourd’hui traduit en français sous le titre Le Ciel est beau ici aussi, qui évoque le déracinement et la nostalgie, ce Heimweh si bien exprimé par l’allemand. C’est que la narratrice, jeune institutrice italienne, vient enseigner leur langue aux enfants immigrés dans le canton d’Argovie durant les années 1970. Dans l’éloignement de l’exil, entre attachement et sentiment d’étrangeté, elle apprend à connaître la Suisse à travers ses élèves, leurs parents, mais aussi les amis de son frère Gianni, qu’elle a rejoint.

Parmi eux, Gino donne bientôt à son séjour la teinte enchantée des débuts amoureux. Leur balade dans la forêt est à l’image de leurs conversations – «trouver nos pas dans la terre mouillée, du tac au tac, son pied et le mien». Elle est aussi le miroir de leur relation, en équilibre sur le fil du silence, délicate, suspendue dans le temps (il a, à Genève, une petite fille qui bientôt viendra pour les vacances) et dans une sensibilité commune.

EN MODE MINEUR

La narratrice et son frère vivent au milieu des collines, à l’étage d’une maison allongée comme un train, dans des combles qui accueillent les amis. Il y a Fredi, les deux Tessinois, Gino, et Bethli avec ses tricots colorés et ses manières – ces «bambinathli» qui agacent Gianni mais finiront par le séduire. Le récit se déroule au rythme de leurs soirées, des leçons de la jeune femme dans les différentes écoles, de ses rencontres avec ses élèves et ses collègues. A ce quotidien neuf se tressent les souvenirs d’Italie – sa mère, son ex-ami Fabio –, mais aussi ses découvertes, ses étonnements. «Avant d’arriver en Suisse, je ne savais pas ce qu’étaient le silence et la solitude», note-t-elle. Même si les jours ne sont pas toujours roses, c’est en mode mineur que sont formulés les sentiments difficiles; nostalgie, jalousie, colère et solitude surgissent en sourdine ou mettent le masque de l’humour – et l’expression «faire sa tête de la plaine du Pô» a de quoi dérider aussitôt. La jeune femme s’attachera à sa nouvelle vie, et prolongera son séjour dans cette parenthèse lointaine où il est possible de se réinventer, où elle a rencontré l’amour.

UN DRÔLE DE BOITILLEMENT

Ce récit d’une immigrée italienne en Suisse alémanique fait écho à l’expérience d’Anna Felder. Née en 1937 à Lugano, elle a étudié à Zurich et Paris et a longtemps enseigné au gymnase d’Aarau, tout en s’engageant pour l’intégration des enfants italiens dans les écoles alémaniques. Tra dove piove e non piove a d’abord paru en traduction allemande dans la NZZ, peu avant l’initiative Schwarzenbach contre la surpopulation étrangère – et on y entend par moments la voix d’un ouvrier italien sur la Suisse, porte-parole d’une génération. C’est donc avec un retard de plus de quarante ans que le lecteur francophone a accès à ce beau récit, dans une traduction de Lisa Perotti et Silvia Ricci Lempen qui restitue à merveille la musique singulière de la plume d’Anna Felder.

Car c’est par le regard d’une narratrice étrangère au monde qui l’entoure qu’on entre dans son univers romanesque, et ce sentiment d’étrangeté semble contaminer ses phrases. Sa langue paraît toujours en infime décalage, comme si elle écrivait à côté des choses, dans un léger boitillement, à la lisière du silence; mais c’est ainsi qu’elle est au plus juste, au plus près de sa vérité, et cette posture éthique de l’écriture reflète celle de la narratrice.

DEVINER L'ESSENTIEL

Tentant de mettre au jour le revers des choses, les détails infimes, l’auteure étonne par ses images neuves, ses rapprochements inédits. Ainsi, les frontières entre les objets, les êtres et les animaux s’estompent parfois. Les chaussures crottées des amoureux ont un «air de famille» – «Tu vois, elles s’aiment bien», dit la jeune femme. Ailleurs, dans le silence d’une maison, celle-ci est impressionnée par le «bavardage inexprimé des choses entre elles, l’accord tacite qu’elles avaient passé de se raconter des choses dans une langue qui ne se parle pas», sentiment qui trahit son éloignement intime, dans ce pays qui n’est pas le sien. Anna Felder parvient ainsi à exprimer avec pudeur, sobriété et une grande précision les sensations et les pensées les plus fines, dans une sorte ­d’épure qui laisse deviner l’essentiel.

Par sa retenue et son rythme mesuré, entre élans, douleur, humour et tendresse, Le Ciel est beau ici aussi distille une mélodie unique, qui s’achève par une poignante réflexion sur le temps. «Si je n’avais pas pris le train pour la Suisse l’automne précédent, va savoir comment ça se serait passé», se dit la narratrice tandis que les heures l’emportent malgré elle, lourdes d’attente, dans l’ignorance de l’avenir.

 

Anna Felder, Le Ciel est beau ici aussi, tr. de l’italien par Lisa Perotti et Silvia Ricci Lempen, Ed. Alphil, 2014, 165 pp.

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