Aux sources de l’imaginaire

Comment une enfant née dans un milieu modeste du Canada anglophone au milieu du XXe siècle est-elle devenue une romancière et essayiste parisienne reconnue? Pourquoi cet exil, cet arrachement à un continent et à une langue? Dans Bad Girl, Nancy Huston prend le risque de l’intime et dévoile ce qui l’a menée à l’écriture en plongeant dans sa toute petite-enfance – et avant. Sous-titré «Classes de littérature», le livre se présente sous la forme étonnante d’une «autobiographie intra-utérine»: pour contrer les pièges de l’écriture de soi, Nancy Huston s’adresse au fœtus et à la fillette qu’elle fut, nommée ici Dorrit, et relie les événements qui ont marqué sa conception et sa petite enfance à sa vocation d’écrivaine, en convoquant souvenirs, lectures et réflexions.

Ses parents ont la vingtaine et déjà un petit garçon quand ils la conçoivent, un soir de Noël arrosé. Le jeune couple protestant, qui bat de l’aile, réside dans une maison modeste de Calgary. Alison, enthousiaste, féministe et brillante, ne veut pas renoncer à ses études et cette nouvelle est une catastrophe. Mais malgré ses efforts pour la perdre, Dorrit s’accroche. «Toutes les cellules de ton corps ont enregistré le message: Tu devrais être morte. Tu mérites de mourir. Nous aurions préféré que tu sois morte.» Sa petite enfance sera placée sous le signe des déménagements, de la précarité, de la solitude des heures silencieuses marquées par l’absence d’une mère merveilleuse mais fuyante, qui a repris ses études. Alors Dorrit fait de son mieux pour être ailleurs, plonge dans les livres et la musique. Question de survie. La «bad girl» se sent définitivement nulle quand sa mère finit par quitter le domicile pour étudier au loin, laissant ses trois enfants à son mari. Dorrit a 6 ans. Elle sera élevée par un père aimant mais malade, et entretiendra une correspondance suivie avec sa mère.

FAILLES FAMILIALES

Ce traumatisme est à l’origine de sa vocation littéraire et des thématiques qui hantent ses essais comme ses fictions: la maternité, l’avortement, la condition féminine, la musique, l’exil, la judéité, les failles familiales, la transmission... Nancy Huston interroge aussi l’histoire de ses parents, évoquant les trajectoires d’une grand-mère féministe, d’un grand-père pasteur, d’une tante missionnaire ou d’un arrière-grand-père fou. Ces souvenirs sont mis en résonance avec ses réflexions et avec les écrivains et artistes aimés, dont les œuvres et la vie font écho à ses préoccupations – Barthes, Beckett, Gary, Woolf, Nin ou Camille Claudel, parmi d’autres.

Lectures, rencontres, manques et ruptures sont autant de «classes de littérature». «Bienvenue au monde», conclut ce Bad Girl qui apporte un éclairage neuf sur les racines de l’imaginaire de Huston et pose des questions essentielles sur les sources de la création.

 

Nancy Huston, Bad Girl, Ed. Actes Sud, 2014, 257 pp.

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