Regard kaléidoscopique
«CARAMBOLE» Un petit village apparemment sans histoires, une journée caniculaire, des destins comme autant de pièces d’un puzzle à reconstituer: Jens Steiner signe un roman virtuose et captivant.
Le carambole? C’est un fruit à cinq facettes, c’est aussi un jeu d’adresse où l’on fait glisser des pions sur un plateau de bois. Le deuxième roman de Jens Steiner est un peu tout cela, qui juxtapose avec maestria les vies des habitants d’un petit village anonyme autour d’un événement secondaire, l’incendie de l’usine voisine, pivot temporel autour duquel tournent des récits multiples. Unité de temps – une journée caniculaire de printemps –, unité de lieu: ce cadre fixé, Carambole s’agence en un étourdissant kaléidoscope de points de vue et de personnages. Récompensé en 2013 par le Schweizer Buchpreis et nominé pour le Deutscher Buchpreis, le roman captive par le jeu d’indices que sème son auteur comme par l’originalité de sa structure et des histoires qu’il déroule.
UNE «TROIKA» CLANDESTINE
En douze tableaux construits comme autant de petites nouvelles indépendantes, on suit tour à tour un ou plusieurs protagonistes, aperçus ensuite en arrière-plan ou hors champ du récit suivant. Les histoires, dont certaines se déroulent quasi simultanément, entrent en collision – en carambolage – ou se ratent, comme en témoignent les titres des chapitres, de «Coup d’envoi» à «Voltes», en passant par «Percée» ou «Feintes»... Une structure qui invite le lecteur à jouer pour reconstituer le puzzle de ces micro-événements, tout en laissant planer des zones d’ombre – le vagabond a-t-il été tué? Où a disparu le «Sympa», joueur de tennis national? L’explosion de l’usine est-elle criminelle?
Derrière l’écrasante torpeur et l’ennui de cette chaude journée dans un village tranquille se devinent blessures passées, désirs secrets et frustrations. Il est aussi question de honte et de réconciliation, de courage et de liberté. Et l’impression trompeuse que rien ne se passe vole en éclats à mesure que se dévoilent ces fragments d’existence.
Il y a Manu, Igor et Fred, trois adolescents qui attendent les vacances scolaires et, plus généralement, que quelque chose arrive; Fred rêve de Renata, Manu part à la chasse aux insectes, tous trois paressent sous le cerisier de Freysinger, où règne «une indolence toute particulière». Quant à ce dernier, il survit seul dans la maison familiale, ressassant une rancœur passée. Plus loin, un handicapé reclus observe à la lunette les habitants du village, traque leurs habitudes et certains de leurs secrets – ainsi du passé tragique de son voisin, qui passe ses jours à boire sur son balcon, et du terrible accident de voiture qui frappa ses parents... Il y a aussi ce vagabond qui nourrit les chats et dort dans la grange, raconte aux trois jeunes ses histoires et aventures lointaines. Ailleurs, la mère de Renata ne comprend plus sa fille ni son mari, et se retrouve soudain abandonnée par les deux; un flirt entre adolescents finit mal; un homme qui veut creuser une piscine dans son jardin ne parvient plus à s’arrêter; une mère enlève son enfant...
Enfin, là au milieu, une mystérieuse troïka semble avoir trouvé la voie d’un bonheur simple, qui consiste à se réunir pour jouer au carrom – ou carambole – autour de victuailles et d’alcool. Dans ce «club clandestin de vieux messieurs, dérobé aux yeux du monde entier», on retrouve notamment notre vagabond, figure de résistance qui a eu le courage de s’inventer une histoire et une identité. «Nous sommes bien. Mais à la porte de notre loge, le tragique attend, en surveillant dépourvu d’humour. Dès que nous montrons de la faiblesse, il mord.»
JEU DE PERSPECTIVES
Au fil de ces douze récits, la perspective se modifie sur des personnages déjà rencontrés, des détails se révèlent, des traits s’éclairent, et le lecteur curieux d’en savoir plus se fait tour à tour voyeur et détective. Comme le remarque une villageoise, «je ne regarde pas comme il faut, voilà pourquoi tout reste silencieux». Jouant avec le regard et le hors champ, Jens Steiner, né à Zurich en 1975, signe un coup de maître avec cette histoire qui se dévoile tout en se densifiant, qui révèle certaines énigmes tandis que d’autres se dérobent – comme dans la réalité, l’intimité et les désirs de chacun restent invisibles aux yeux du plus grand nombre.
Carambole est le premier titre publié par les éditions françaises Piranha, fondées à Paris cette année afin de faire entendre des «voix venues d’ailleurs» dans les domaines de la littérature et de l’essai, en portant un soin particulier à la traduction. «Le but est de faire découvrir aux lecteurs francophones des auteurs reconnus dans leur pays pour la qualité stylistique de leur œuvre ou pour la rigueur scientifique de leurs recherches.» Mission accomplie avec Carambole, grâce également au traducteur François Mathieu qui restitue à merveille le ton singulier de l’auteur, tout en demi-teinte, ambiguïtés, humour et tension.
Jens Steiner, Carambole, tr. de l’allemand par François Mathieu avec la collaboration de Régine Mathieu, Ed. Piranha, 2014, 189 pp.
Le Courrier a publié un extrait de Carambole le 1er juillet dernier dans sa rubrique consacrée aux inédits d’auteurs suisses: www.lecourrier.ch/auteursCH