Un Tessinois de légende

«Ce qui paraît extraordinaire aujourd’hui, une fois qu’on a découvert Carlo Gatti, c’est qu’il ait pu être oublié», note Anne Cuneo dans sa postface à Gatti’s Variétés, où elle met en lumière le rôle pionnier de ce Tessinois qui révolutionna la vie sociale de la Londres du XIXe siècle en ouvrant des cafés pour la classe comprise «entre l’extrême pauvreté et la richesse», écrit en 1925 le député anglais T.P. O’Connor. Inspirés des cafés parisiens, ces établissements lumineux sont rapidement fréquentés par les familles et les femmes, et se développeront dans toute la ville sous l’impulsion de Gatti et de ses proches.

Meneur d’hommes, doté d’une foi inébranlable en ses idées, c’est aussi Gatti qui a popularisé les crèmes glacées (ses glaces à un penny ont fait fureur lors de l’Exposition universelle de 1851), organisant dans la foulée l’importation du fragile ingrédient depuis la Norvège – une industrie florissante jusqu’en 1981. Ses restaurants sont devenus des lieux culturels prisés, qui proposaient concerts et spectacles. Enfin, cet ex-«bon à rien» d’une famille patricienne mais désargentée de la vallée de Blenio n’a jamais oublié ses origines: il a fait venir du Tessin des centaines de jeunes hommes pour travailler dans ses cafés, enrichissant sa terre d’origine et, à la fin de sa vie, a siégé au Grand Conseil tessinois.

Pour donner vie à cette figure charismatique, Anne Cuneo signe un ouvrage qui allie précision documentaire et plume romanesque, dans la veine de ses précédents romans historiques – La Tempête des heures, Un Monde de mots, Le Maître de Garamond. Haut en couleur, généreux, génial par ses intuitions, ce «bon géant» prend ici des allures de légende. C’est qu’il a fallu combler les vides d’une biographie fragmentaire, les sources consacrées au personnage étant rares. L’auteure a ainsi imaginé un narrateur qui mêle sa propre biographie à celle de «Gatton», auquel il doit sa réussite: Nick, l’un des enfants des rues recueillis par le Tessinois. La destinée du garçon s’avère elle aussi hors normes. Doué pour les chiffres et doté d’une prodigieuse mémoire, il entre à l’école du Christ’s Hospital, ouverte aux défavorisés, puis au Polytechnicum de Zurich. Jeune ingénieur, il participera aux grands chantiers de la Londres moderne.

Anne Cuneo excelle dans ses descriptions du monde d’alors – les Halles de Paris dans les années 1830, la Londres victorienne de la dernière moitié du XIXe siècle, avec ses quartiers populaires et ses transformations urbaines, le rocambolesque voyage jusqu’au Tessin en diligence via le col du Gothard... Elle dépeint une société en pleine mutation, qui croit au progrès et à la connaissance. La figure de Carlo Gatti incarne cette confiance. Volontariste, il semble ne jamais douter et est tout entier dans l’action, à l’instar de Nick, le récit devenant ainsi celui de leurs réalisations. Reflet de l’esprit victorien de l’époque ou de la pudeur de son narrateur? Gatti’s Variétés demeure dans le domaine des faits, évitant toute intériorité, et se déroule tambour battant, mené par une écriture efficace qui semble aller au plus rapide.

Comment Carlo Gatti a-t-il pu être oublié? Anne Cuneo suppose un snobisme de la famille: tout en exploitant son nom, ses descendants «aspiraient à grimper dans l’échelle sociale» et l’entrepreneur n’était pas assez raffiné à leur goût. Avec son captivant Gatti’s Variétés, l’écrivaine et historienne répare ainsi une cruelle injustice.

 

Anne Cuneo, Gatti’s Variétés, Ed. Bernard Campiche, 2014, 350 pp.

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