Un cauchemar drôle et glaçant

Etonnant petit livre que cet Avant de geler. Après Epitaphes (Ed. Paulette, 2010), recueil d’aphorismes qui donnait la parole aux résidents d’un cimetière, et plusieurs textes publiés en revue, on retrouve ici le sens de l’absurde et l’humour du Genevois Emmanuel Pinget. Aberrant, violent, hilarant, Avant de geler surprend par ses décrochements, ses dialogues inattendus, une audace parfois potache et sa liberté de ton.

Albert aperçoit un jour son livre dans la vitrine d’une librairie de banlieue. Problème: son manuscrit est encore inachevé, il ne l’a jamais fait lire à personne et encore moins publié. Intitulé L’Echo de Sainte-Termine, il est signé par un certain Theodul Von Rötlin. Choqué, Albert tente de s’en procurer un exemplaire pour vérifier l’usurpation et démasquer l’imposteur. Mais quand il retourne sur place le lendemain – ses dialogues tendus avec le chauffeur du bus 27 sont épiques –, la librairie Lionel Solutions a fermé. Toute la zone est d’ailleurs sinistrée, et de plus en plus déserte à mesure de sa quête. Ailleurs, le livre est introuvable, son ami avocat ne peut rien faire, lui-même finira par oublier son manuscrit dans le bus 27... Son errance solitaire dans une ville froide et hostile alterne avec des passages du roman en question, où un certain Gilles Gicquel arrive au monastère de Sainte-Termine pour une retraite bienvenue. Sauf que les moines qui l’accueillent sont pervers et sanguinaires, et se livreront bientôt à une fête sacrificielle déjantée.

Au fil des brefs chapitres, le cauchemar cruel et glacé prend de plus en plus de place au point de submerger la quête d’Albert, qui se délite dans le non-sens. On ne s’appartient pas, disait-il plus tôt. «Peut-être s’agit-il simplement de pré-appartenir à la mort.» Le sentiment de dépossession atteint son apogée dans les dernières parties d’Avant de geler, décousues, incohérentes, angoissantes. Leurs titres donnent le ton – «Le 10 mai des grandes souffrances», «Passe la caravane des mots soustraits d’un peu de sens» ou «Représailles tant attendues suite au deuxième écartèlement».

Economie de moyens, pincée surréaliste, expressions évocatrices – «Le genre humain n’est plus mon genre» –, l’écriture d’Emmanuel Pinget suscite le rire autant que le malaise, juste reflet d’un monde truffé de pièges et d’artifices où les liens et les solidarités n’ont plus cours.

 

EMMANUEL PINGET, AVANT DE GELER, ED. HELICE HELAS, 2014, 111 PP.

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