Zone étrangère

La Barrière des peaux, c’est celle qu’on ne franchit jamais. Passage impraticable, impossible accès à soi et à l’autre, surface sensuelle et vibrante pourtant, elle est à l’image de Luna, protagoniste de ce premier roman de la poétesse vaudoise et auteure de nouvelles Claire Genoux. Qui raconte avoir écrit dix nouvelles, fusionnées ensuite, pour former ce texte dense où la langue, le rythme, comme en poésie, donnent au récit sens et direction. Pour Claire Genoux, l’écriture est prolongement du corps, la langue incarnation, geste et élan. Une dimension physique sensible jusque dans ses titres – le recueil de poèmes Saisons du corps, les nouvelles de Poitrine d’écorce ou de Ses pieds nus.

Dans La Barrière des peaux, Luna aussi «entend les phrases que son corps écrit».On suit ici sa dérive. C’est l’été. Avec Rémi, musicien, elle vient d’arriver dans une ville anonyme au bord d’un lac sombre – ou serait-ce la mer? – où ils ont acheté un appartement-terrasse. Mais la vieille qui y vit tarde à mourir. En attendant, ils se sont installés dans un studio presque vide. Luna sent une boule grandir et durcir au creux de son ventre. «Elle flotte, elle n’est pas au monde.» Ce décalage fondamental, cette étrangeté à soi, vont de pair avec une pulsion d’écriture soudain surgie de loin. Elle s’inscrit à un atelier animé par D, fumeur à la chaîne, pour lequel elle éprouve un fort désir et qui veut en faire un personnage de roman.

C’est par bribes qu’on apprend que Luna avait 8 ans quand sa mère est partie en voyage, le jour de son anniversaire; elle n’écrira pas ni ne reviendra, la petite est envoyée en pensionnat, la maison et son jardin vendus, personne ne lui explique rien. Ce silence l’envahira jusqu’au vertige, jusqu’à la folie. «Peut-être que ça se réveille maintenant et que ça donne cette boule que Luna sent grossir dans son ventre, qui l’enferme chaque jour un peu plus sur elle-même et toutes les fausses caresses frappées sur la peau.»

Entre fantasmes et dénis, on ne sort pas de sa psyché tourmentée – le discours indirect domine –, de sa solitude immense, qui donnent sa couleur au texte de Claire Genoux: l’atmosphère est suffocante, tissée de répétitions, de rituels, comme pour conjurer le vide qui aspire Luna. Alors qu’il ne se passe presque rien, et malgré une baisse de rythme vers le milieu du roman, l’auteure parvient à garder intacte la tension du récit et à ménager le suspense de son dénouement, par la seule force de son écriture.

 

CLAIRE GENOUX, LA BARRIERE DES PEAUX, ED. BERNARD CAMPICHE, 2014, 205 PP.

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