En quête du «Ropf» idéal

«LE PRIX» Auteure de théâtre neuchâteloise, Antoinette Rychner signe un premier roman fantasque et profond sur les mystères de la création, du point de vue d’un sculpteur en mal de reconnaissance.

 

 

Quand il sera lauréat, la vie pourra commencer, quand il recevra le Prix, tout changera. En attendant il doit rester concentré, ne peut prêter attention aux sentiments de sa femme, l’ondulante S, ni à ceux de son fils Mouflet, encore moins à l’intendance de la maison. Qu’on le laisse créer dans sa pièce consacrée, tandis que S travaille à l’extérieur et gère la vie quotidienne. Lui doit se rendre disponible pour le surgissement du prochain Ropf. Le Ropf? Une sculpture organique qui lui sort du nombril, lors d’une venue au monde pouvant prendre des semaines, oreilles et nez en pièces détachées, crâne et visage d’une même lente coulée. Les éléments sèchent un temps, puis il peut les polir, les sculpter, les assembler, les embellir, jusqu’à donner corps au Ropf idéal, celui qui chantera pour chacun et sera enfin reconnu par le Jury. Mais malgré ses efforts, chaque année le Prix lui échappe. La faute sans doute à cette famille qui lui mange tout son espace et dont il aimerait parfois se débarrasser... Que se passera-t-il à la naissance de Remouflet?

On l’aura compris: pour parler des affres et des joies de la création, de ses mystères et de ses contradictions, Antoinette Rychner a choisi une veine un brin surnaturelle mais loin d’être gratuite. Imaginer une œuvre sortir d’obscures profondeurs, lors d’un accouchement énigmatique qui ne va pas sans douleurs et dépasse son auteur-même, a le mérite d’ancrer la question de la création dans le corps, de relier le ventre et la tête, la forme et l’émotion. Antoinette Rychner y parvient elle-même à merveille. Auteure de pièces de théâtre, d’écritures de plateau et de proses courtes, elle fait preuve dans Le Prix, son premier roman, d’une fantaisie poétique sans retenue, tout à la fois joyeuse et profonde.

UN  TOURBILLON IRRESISTIBLE

Dans la forme tout d’abord. Elle trouve ici un rythme intense et inattendu: ses fréquents sauts à la ligne au milieu des phrases, qui font office de ponctuation sans pour autant arrêter le souffle, entraînent la lecture dans un tourbillon irrésistible et maîtrisé, reflet du vertige de questions, doutes, désirs et peurs qui assaillent son narrateur. Fluide, haletante, cette scansion qui déstructure la syntaxe devient la voix authentique d’un protagoniste oppressé, impatient, angoissé. Elle contribue à la poésie de la langue, mettant en valeur ses images singulières et ses trouvailles fulgurantes, ses métaphores filées qui créent un univers à part, étrange et cohérent – on retiendra par exemple le moment de l’accouchement, où S est tempête, vent et pluie, fait vaciller le monde. Ou encore les magnifiques scènes d’amour entre le narrateur et sa femme, qui devient alors mer, eau, immensité mouvante: «... tu déploies à présent un lagon d’argent – 

pas une tache sous Moi ni l’ombre d’une algue, rien qu’une nappe d’eau claire qui descend doucement sur un tapis de sable, en cet instant tout est pur au fond de S,

viens dit-elle cambrée et l’eau me monte aux chevilles, l’eau me monte aux genoux,

je me rue en elle avec de grandes éclaboussures...»

SENS COMIQUE ET GRANDE QUESTIONS

Ce monologue obsessionnel nous emporte donc dans l’univers tourmenté d’un sculpteur hanté par sa création et en mal de reconnaissance. Alors qu’il ne vit que pour son œuvre, ses échecs au Prix signent à ses yeux sa médiocrité. Pourquoi serait-il doué du «Ropf source», duquel découlent toutes ses œuvres, si c’est pour que rien de bon n’en sorte? Voire rien du tout: il ne maîtrise pas ce qui déclenche le processus et ne peut qu’accompagner le mystère, le guider doucement. Et se rendre disponible pour le moment du surgissement. Mais comment, quand la vie extérieure ne cesse de vous solliciter?

Le roman s’ouvre alors qu’il reçoit la énième «Lettre» de refus. Elle lui fait perdre l’ouïe, qu’il retrouvera à la naissance de Remouflet. Une excuse rêvée pour se replier encore davantage sur lui-même. Mais ce n’est pas pour autant qu’il arrive à créer, ni que ses Ropfs parviennent à transcender leur nature matérielle pour offrir à chacun ce chant qui les bouleversera. Jalousies envers ses confrères, égocentrisme et mauvaise foi, doutes et fracas, question du «Temps» qui ne cesse de faire défaut, de la «Vérité» de l’art... autant d’éléments qui forment la trame d’un roman alerte, au sens comique avéré. Entre crises de couple et moments de grâce – ainsi la venue de Remouflet qui le voit se transformer un temps en père au foyer épanoui puis en salarié consciencieux –, entre blocages et impatience, c’est au final à lui-même que le narrateur se confrontera.

Antoinette Rychner explore ainsi avec fantaisie et une grande liberté un sujet diablement sérieux. Est-il possible de concilier vie de famille et création artistique? Faut-il se retirer du monde pour attendre les frémissements de l’œuvre dans le silence et la solitude? Faut-il au contraire ne pas se crisper, mener une vie normale en espérant se libérer de ce désir irrépressible de donner forme à l’informe? Ne plus y penser et laisser venir? Jouer la patience, simuler le détachement afin de tromper un volontarisme stérile?

Enfin, Le Prix est aussi une très belle histoire d’amour, où le désir et les sentiments s’incarnent dans ces puissantes et mystérieuses métaphores marines. Ici, S joue un rôle essentiel, qui permet enfin la réconciliation. «J’y pense, S, et je te vois dans ta générosité splendide, ta stupéfiante souplesse car ce n’est pas comme si tu m’avais donné permission mais plutôt comme si en t’agitant peu tu avais agi sur la possibilité en moi d’être à la fois père et sculpteur.» Et c’est alors fort des tempêtes traversées que le narrateur attend des nouvelles d’un Prix qu’il comprend n’être qu’un horizon de désir...

 

Antoinette Rychner, Le Prix, Ed. Buchet Chastel, 2015. Le roman a reçu le Prix Dentan 2015.

http://www.lecourrier.ch/126854/en_quete_du_ropf_ideal