Epopée d’un homme ordinaire

«L’HOMME QUI AVAIT DEUX YEUX» Après la perte de sa femme, l’antihéros de Matthias Zschokke tente de démarrer une nouvelle vie dans une ville inconnue. Une errance insolite, entre cafard et légèreté.

 

A l’heure des grandes manifestations, des déclarations solennelles et des sentiments exacerbés, évoquer un roman de Matthias Zschokke propulse aussitôt dans l’infime et la dérision, dans un monde en ton mineur, aussi incertain que ses héros traversés de doutes existentiels et d’un intense sentiment d’absurdité. On retrouve ainsi dans L’Homme qui avait deux yeux (Prix fédéral de littérature 2012), son dernier roman traduit en français, le ton inimitable de l’écrivain alémanique parfois comparé à Robert Walser. Ici, il met en ­scène un homme que rien ne distingue. Deux yeux, des vêtements de couleur sable, comme ses cheveux et sa mallette, ce chroniqueur judiciaire partage depuis trente ans son appartement avec la même femme, qu’il vouvoie toujours. C’est après sa mort qu’il réalise qu’il l’aimait sans doute. Il faut dire qu’elle préférait se taire, et qu’il ne la connaissait pas très bien. On suit donc l’équipée drôle et désabusée de cet homme endeuillé qui tente de prendre un nouveau départ.

Le ton est donné dès l’ouverture. Alors qu’il lui téléphone à la clinique pour lui annoncer la mort de sa chatte de 21 ans, elle répond bizarrement en italien «io dormo, io dormo», avant de raccrocher. Ce seront ses dernières paroles: elle se suicide pendant la nuit. «Avec les années, il s’était habitué à cette femme. Il aimait flâner dans les rues en marchant à sa gauche et en la tenant par la main. Mais alors, il ne trouvait généralement rien à lui dire. Comme la paix et le bonheur, ils n’avaient tous deux pas trop de mots et d’histoires à disposition.»

L'INCONGRUITE DU QUOTIDIEN

C’est ainsi que se développe un récit tissé de petits riens – «Parfois, je suis convaincu que ma crainte d’être un raseur est moins liée à un manque de vécu qu’au fait que je ne comprends pas que tout ce que l’on a vécu possède la même valeur», dit l’homme. Matthias Zschokke déplie les situations banales jusqu’à mettre à nu leur aspect insolite, comme si, à force d’attention, se dévoilait toute l’incongruité du quotidien. C’est d’ailleurs la force et la charge comique de cette prose faussement naïve. En s’attachant aux faits vécus par son héros si banal et pourtant si peu conforme, en suivant la pensée digressive de cet énergumène en constant décalage avec les autres et le monde, l’auteur éclaire le revers des choses, leur extraordinaire étrangeté, et la solitude de chacun. L’apparent détachement du protagoniste, ses envolées philosophiques, ses révoltes prosaïques ou existentielles, son chagrin à peine formulé, suscitent autant le sourire que l’émotion. Truffé de scènes tragicomiques et de dialogues inattendus, L’Homme qui avait deux yeux est ainsi dans le même temps un roman d’aventures plein d’humour et une méditation sur un monde dénué de sens.

Qui est-il, cet homme aux deux yeux? C’est la question que lui-même se pose. Après la perte de sa femme, de sa chatte, de son travail et de son appartement, il quitte Berlin où les loyers deviennent outranciers. A 56 ans, notre héros veut repartir de zéro, mais tout d’abord se reposer à Harenberg, dont la femme lui avait parlé comme d’un havre de paix. Or la ville se révèle une banlieue sans charme, et l’homme couleur sable échoue dans un bar où on le prend pour un autre. D’ailleurs, à chacune de ses visites, la serveuse Rosaura l’accueille comme pour la première fois, ce qui lui permet de «respirer librement», lui confiera-t-il, et de tenter des expériences inédites.

Foisonnant d’anecdotes réjouissantes, le récit navigue entre sa quête harenbergoise désenchantée et ses souvenirs de la femme qui partagea son appartement. Leur rencontre même est cocasse: elle chante si faux, dans ce chœur dont il fait aussi partie, qu’il la remarque, la raccompagne, et finira par se frotter contre elle. Il est aussi question d’animaux, qu’il affectionne, d’invitations d’amis qui se terminent en queue de poisson, de l’achat quotidien du journal, de la vue depuis la fenêtre, de ses soucis d’argent et de ses idées pour en avoir... Régulièrement, il se lance dans des discours enfiévrés sur la philosophie du langage, la non-adéquation des mots aux choses ou l’impossible véritable création – «nous ne pouvons rien créer en allant le puiser à l’intérieur de nous-mêmes», seulement donner forme à ce qui se crée et se pense soi-même. La femme l’écoute silencieuse et, quand il attend une réponse, finit par prononcer des phrases du genre: «Ma tête exige que je la nourrisse, mon ventre, lui, veut des saucisses.» Une sentence lue sur le calendrier des chiens suspendu à la cuisine, explique-t-elle devant son air ahuri.

Son silence à elle flotte entre eux, aura invisible autour d’une présence légère comme un souffle. Pas question de l’interroger sur elle-même, et c’est dans ce mystère intact qu’ils vivront côte à côte un quotidien rythmé de rituels et de moments heureux. Est-ce à cause de lui qu’elle a voulu mourir? Car ce sont les proches qui, «sans le vouloir», font «des trous dans les coquilles d’espoir que chacun construit autour de soi pour pouvoir, à l’intérieur d’elles, se laisser dériver vers l’avenir tout en restant à peu près sec».

AGITATION INSENSEE

Désemparé, l’homme aux deux yeux ne s’intègre pas à Harenberg. La prose légère et lumineuse de Zschokke est ourlée d’ombre, et derrière l’étrangeté du regard pointent la tristesse et l’envie d’en finir. Loin d’être déconnecté du monde, L’Homme qui avait deux yeux questionne son agitation insensée. A la lecture du Harenberger Tageblatt, l’homme «s’aperçut qu’il comprenait de moins en moins toutes ces convictions que l’on défendait autour de lui», avec ardeur, dans les médias et les cafés. A cette effervescence, il oppose sa solitude et la quête impossible d’un lien qui fasse sens.

C’est alors seulement, à la fin du récit, que Matthias Zschokke lui donne un nom – «pour plus de commodité, il s’appellera Philibert jusqu’à nouvel ordre» –, comme s’il s’incarnait enfin au moment où il prend conscience qu’il ne sait pas «être là, simplement». Et on savoure une fin qui, loin des grandes questions existentielles, voit le triomphe du quotidien, avec ses gestes prosaïques, sa sagesse répétitive et, surtout, une présence amie.

 

Matthias Zschokke, L’Homme qui avait deux yeux, traduit de l’allemand par Patricia Zurcher, Ed. Zoé, 2014, 253 pp.

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